Croisière de qualification de chef de bord par l'Ecole Nationale de Voile du Beg Rohu

Croisière de qualification de chef de bord par l’Ecole Nationale de Voile du Beg Rohu.

 

 

par Marc Lointier

10-22 septembre 1973 ; Armagnac MORDROUZ (CNT)

 

Chef de bord : Pierre LEBRAZ

 

Equipage : Marc Bordier ; Jackez Kerhouas ; Yves Adam ; Marc Lointier (narrateur1).

 

Nous sommes sortis du port de Tréboul par jolie brise, grand soleil, le matin du 11 septembre 1973, c’était le jour de mes 21 ans, mais d’autres évènements plus importants se déroulaient ce jour là en Amérique Latine, que nous venions d’apprendre à la radio…

A l’époque, nous naviguions avec le récepteur « Technifrance Super Navitech », obligatoire en 4é catégorie pour recevoir les deux bulletins quotidiens2du Conquet Radio en BLU, éventuellement le bulletin anglais de la BBC et France Inter sur grandes ondes, plus les fréquences spéciales pour la navigation gonio classique, et le système « Consol »3.

 

L’ambiance était très « technique » à bord, il fallait assurer devant le formateur, Pierre, et montrer nos compétences de marins, et donc nos capacités à être chef de bord (c’était ma vision personnelle). Mais la mer allait nous en demander un peu plus…

 

Après une escale à Granville, et une grande part de navigation côtière, nous arrivons à St- Malo, le 16 septembre pour ravitailler avant de filer sur Falmouth en traversant la Manche. Le temps était superbe, petite brise. Il est décidé de partir le soir, vers 22 heures, à cause des courants de marée. Repas du soir sympa au port, où l’on fait notre plan de route : analyse des courants, définition des caps à suivre : il y a 150 milles à faire, et à 5 noeuds, cela fait 30 heures de mer. La météo est cool comme en été, et nous devions être à terre lors du bulletin météo du Conquet-Radio de 17 heures 30.

 

Nous quittons St Malo, le chenal est bien balisé, et je ne suis pas de quart. Ma couchette en haut tribord est prête en un instant. Les collègues sont dehors et j’entends la voix de Pierre qui surveille la sortie : « Ah ! il y a un bateau là-bas…. Pas grave, il sort du chenal de la Rance ». Jackez qui barre, lance d’une voix ferme pour couvrir le bruit du vent « 2 éclats rouges 10 s. ». Marc B., à la navigation, engoncé dans son ciré et bloqué par le harnais, lui répond sur le même ton : « c’est Grand Jardin, tu gardes ce cap ». Pierre, lui, sans mot dire, vient consulter la carte. Je m’endors…

 

Minuit, on me réveille, je dois prendre le quart avec Yves. Quinze minutes pénibles d’habillage. Je jette un oeil rapide au dehors, mer belle belle, visibilité extraordinaire, le bateau marche et c’est bon. Je prends mon tour de barre pour le garder jusqu’à deux heures. Yves fait la navigation, il râle un peu car ce vent de Noroît va nous contraindre à tirer des bords pour arrondir les Minquiers. Je barre au près, au mieux. Le loch à hélice poursuit lentement sa ronde. On vire pour 8 milles. La lune, à moitié pleine illumine la grand-voile de son éclat. On revire.

 

« Tiens, Yves, je vois un feu sous le vent, un éclat blanc 5 s….ouais, ce sont les Chausey, tu continues ». Le temps s’écoule, pour bouger un peu, on alterne navigation et barre. Nous nous couchons à 4 h 30.

 

8 heures, « Debout les mecs ! Jackez nous sort du lit, trop heureux d’y aller lui-même. Il me pique mon duvet car parait-il il est déjà chaud. Le soleil est bien haut et les roches Douvres derrière nous. Les collègues ont bien avancé le travail, malgré la renverse pénalisante dans notre route. En plus le vent est passé sud et nous filons direct sur Falmouth. Je prépare deux chocolats pour déjeuner, pour Yves et moi. A l’odeur, Pierre qui vient de se lever m’en demande aussi un, magnanime, j’en fais 5, pour tout le monde !… Pour me passer de cet agacement d’être devenu cuistot pendant mon quart de navigation, je teste la gonio : les radiophares passent mal, j’aime bien pourtant écouter leur petite musique, cela doit me rassurer de ne plus voir la terre.

 

11 heures, j’ai beaucoup barré cette nuit et je suis crevé : je me couche, tant pis pour le repas de midi. J’émerge à 15 heures. Yves, qui n’est pas de quart est à la table à cartes et je constate que les panneaux de descente sont en place, pour isoler le cockpit. Seul le panneau à glissière est ouvert à demi. Le vent a fraîchit et les creux ont doublé depuis ce matin, environ 1.50 m. Il semble pleuvioter. Yves me hèle : « salut mignon, il y a encore à bouffer, on t’a gardé du cassoulet dans la cocotte, t’as qu’à le réchauffer ». Pas trop à l’aise, mon estomac accepte tout de même l’aliment. Je me penche sur la navigation, après avoir contemplé les gerbes d’écumes provoquées par le surf de Mordrouz sur les vagues. Mes trois collègues dehors sont excités, cela dépote…force 5 au moins ! Je me lance dans un point gonio, histoire de m’entraîner. Mais les secousses font danser le compas. Enfin, la suite de traits points du morse finissent par parler et me permettent de bien coincer l’ile de Batz et la Corbière. Je croise l’information avec le consol, une hyperbole sur Bush-Mills…et hop, fier de moi, je note le point dans le journal de bord et le pose sur la carte. Complètement isolés de l’extérieur, Yves et moi sommes spectateurs du tumulte de l’eau sur la coque qui résonne et du bruit du vent.

 

16 h, Marc B. descend le génois pour mettre le foc de route, car cela fraîchit bien. Les grains se succèdent maintenant et nos collègues sont trempés par les embruns. Je filme4par le hublot de devant, notre collègue complètement à plat ventre sur la voile pour ne pas la mettre à l’eau (bien qu’attachée par le premier mousqueton à l’étai). Son pied vient se coller au hublot, puis reprend appui à un mètre, puis repart, puis revient. Je suis presque à la Télé. Et pourtant bien au chaud dans la cabine, je sais qu’il a du mal, j’ai déjà fait moi aussi cette manoeuvre à l’étrave, par temps agité, où l’on fait des bonds de deux mètres en deux secondes. L’opération est laborieuse à cause de cette mer qui grossit et se creuse toujours. Je filme encore. Il endraille, désendraille le foc, je ne comprends pas son problème. Il y a un truc qui coince. Finalement il arrive à tirer le génois vers l’arrière dans le cockpit pour le ranger dans un coffre et Jackez, au mât, renvoie la toile. Il en profite pour prendre un ris dans la grand voile. Celle-ci bat furieusement au moment où elle est affalée, bôme bordée au maximum. J’ai peur que nous soyons déjà à force 6 bien établie.

 

On échange, Yves remplace Jackez à la barre qui redescend au chaud avec moi. Je suis un peu obsédé par les points gonio : j’en refais un, cela occupe l’esprit et me distrait d’un réel début d’inquiétude : on est en plein milieu de la Manche et on est en train de se prendre un bon coup de tabac, c’est mon baptême, moi, le parigot, qui veut imiter les marins. Jackez, qui en a vu d’autres, me lance ironique : « quand je faisais la pêche, on naviguait au Decca5 : c’est vachement plus simple, tu lis les secteurs colorés. » Oui, pensais-je, mais on n’est pas sur un chalutier, mais un voilier en contre-plaqué, certes bien fait, mais de 7,5 m ! Soudain, je lance qu’il me faut encore regarder les vagues, mais pas le temps de sortir : hop, j’ai visé juste, mon cassoulet reprend la route de la cocotte, que je referme soigneusement après l’opération : Jackez apprécie la manoeuvre ! Tout est propre à bord, sans odeurs. Dehors, Marc B. est toujours de quart. Il a affalé le foc de route pour le remplacer par le plus petit foc du bord, pas encore le tourmentin…Il est 17 heures et les creux sont de 3 mètres. Je me harnache complètement et sort la tête du panneau à glissières: «Marc ton quart est fini, je te remplace !»

Bon c’était mon tour, mais j’avais aussi besoin d’air après toutes ces heures dans la cabine à être balloté, confiné par respect de l’organisation de nos quarts et de la sécurité. On a son amour propre, mais là, il faut y aller ce sera mieux pour moi et pour lui ! Pierre est aussi dehors, avec Yves ; je pense qu’il est aussi sujet au mal de mer, comme moi, en ce moment. Pierre prends le second ris. Je sors, prend la gifle du vent, referme tout derrière moi, l’eau salée cingle mon visage. Je suis de nouveau à la barre.

Pierre entrouvre le panneau et hurle à Jackez : « tu prends la météo, il est 17 :30 » : je perçois divers sifflements du poste, il est certain que ses gros doigts de marin endurcis, ne viendront pas à bout et au bout des petits réglages de la BLU du conquet radio6. Je replonge un demi torse dans la cabine pour l’aider à se régler et à syntoniser la BLU : Enfin ! «vent 35-45 nd, rafales à 50 ...», la réception est infecte, Jackez furieux, me referme le panneau au nez : plus rien du monde confortable, seuls en mer avec ce que l’on sait maintenant ! Un rapide coup de vent force 10 qu’il va falloir encaisser en plein milieu de la Manche, sans choix. Je commence à être très inquiet, mais sûr de mes «camarades», après tout, ce sont des marins d’expérience et le bateau est bon !

 

18 heures, creux de 5 m selon Pierre, vent établit à 8-9 maintenant. Le jour descend doucement comme narguant la fureur des vagues. Pierre lance dans la cabine : “prenez la météo de la BBC …. gale warning, Plymouth, nine or ten…this is the end of the shipping forecast…”

 

Pierre nous informe qu’il est inutile dans ces conditions de suivre une route et de toute façon, même si on arrivait à Falmouth il y aurait trop de mer pour entrer au port. Il va falloir l’encaisser en Manche ce coup de vent ! Nous affalons le foc qui commence à être vraiment trop grand et nous passons au petit largue, avec un troisième ris dans la grand voile, juste de quoi rester manoeuvrant, sans cap précis, une sorte de cape courante. Je n’ai jamais navigué avec aussi peu toile, on ne sort pas le tourmentin qu’il serait même dangereux d’aller installer. Je crois que Pierre n’a pas envie d’avoir un gus à l’eau, même attaché au bateau alors qu’on file à 7 noeuds. Bonne option, on a de l’eau à courir devant, et on va faire vivre le bateau au petit largue, car grâce à l’absence de tourmentin, le bateau est « ardent » et nous permet d’être presque face à la mer du vent. C’est mieux que de prendre la cape traditionnelle décrite dans les livres qui nous aurait fait bouchonner sans vitesse que celle de notre dérive. Nous sommes tribord amures et Yves va me montrer comment on barre à la lame dans des creux de 5 mètres: je ne sais pas trop où il a appris cela, mais il sait y faire : le vent est trop fort et le bruit dans nos capuches ne permet plus de communiquer que par gestes et mouvements. Le petit Mordrouz commence à faire du saute mouton sur les vagues blanches d’écume. Yves attaque par une auloffée légère, en montant sur la vague. Le bateau évolue superbement. « Attention Yves à celle là… ça va « mignon », ça passera…» et cela passe… il abat doucement dans le creux pour reprendre de la vitesse et pour remonter sur la suivante : je commence à croire en la qualité des bateaux à bouchains vifs, par rapport aux coques en forme. A la gîte, on est comme sur un rail.

 

Le soleil décline avec des océans de nuages colorés. L’écume est soufflée, à chaque crête, courant partout en zigzaguant. Cela devient dantesque. Je demande à Yves de rentrer, pour rester seul à la barre : je vois qu’il a froid et il est trempé, comme moi, mais je n’ai pas encore froid, il faut gérer nos forces, je prends sur moi d’aller jusqu’au bout de mon quart, avant la relève de la nuit : les quatre autres sont consignés dans la cabine, cirés capelés et harnais à poste. Cela commence à être une sacrée pagaille à l’intérieur et personne n’a faim. Je barre donc « à la lame », Mordrouz ralenti un peu trop dans les creux, mais remonte bien sur les crêtes. Un grain gris arrive, la visu tombe, il fait jour mais on ne voit plus rien. Nous sommes seuls en mer, loin de tout. Je me rapproche d’un winch, histoire d’avoir un truc dur à serrer contre de moi. Je me sens mieux dehors, à composer entre la mer, le vent et cette petite coque qui nous porte. Je ne voudrais pas être à l’intérieur, balloté par un destin non maîtrisé : mais bon, mes potes, malades ou non me font confiance…et je barre…Je pense que Marc B. est inutilisable. Il est depuis deux heures dans la couchette « cercueil »7.

Parfois mon esprit vagabonde, et je fais défiler mes souvenirs de lecture du fameux « Adlard Coles », cet anglais qui a écrit « navigation par gros temps ». C’est un savoir-faire où il n’y a pas de règles écrites, seulement un peu de technique de voile, et beaucoup d’apprentissage au fil des récits des autres, et de ses propres expériences. Les plus importantes sont les options de navigation qui tiennent compte de nombreux paramètres, que seul un vrai marin sait évaluer, avant de décider laquelle prendre. Je ne sais pas du tout comment va se passer cette nuit…

 

D’un oeil, je surveille les vagues, de l’autre le cap au compas pour continuer l’estime. Un de ces yeux, un moment aperçoit une masse sombre sous le vent à deux cent mètres : angoisse, puis réalisme. Il s’agit d’un chalutier, lui aussi à la cape. Je signale à l’intérieur que nous ne sommes pas seuls dans ce désert mouvant d’eau bleue noire. Pierre ouvre le panneau, j’explique, il dit « OK », et referme le panneau. Alerte inutile mais qui me rassure : il y a des gus, pas trop loin qui n’ont pas le choix comme nous, que d’attendre que cela passe. Je pense à eux. Nous avons allumé les feux de route, dont le blanc en tête de mât qui sert au mouillage. Peut être nous ont-ils vus, peut être que non. Finalement peu importe. Le sentiment de solitude demeure, un peu transmuté dans mon esprit par leur présence, puis le travail de barre m’occupe l’esprit. Une vague bien passée, puis une autre encore et encore une qui a l’air de vouloir déferler sur nous. Je vérifie quand même l’accroche de mon harnais, la boucle sur la brassière et le mousqueton sur la ligne de vie.

 

Les grains s’évadent vers l’est et le soleil jaune apparait, rendant translucide certaines crêtes de vagues. La houle a augmentée mais la visu est meilleure, et puis cela devient beau finalement ! Il est 19 heures, j’ai soigneusement noté nos différents caps pour l’estime : sur deux heures, on a fait route suet, puis sud, puis suroît. L’ennui, obligés de suivre le vent pour conserver l’allure de petit largue, c’est qu’on a fait demi-tour et que le cap est à la côte. Enfin, il y a encore de l’eau à courir.

Mon quart se poursuit dans ce déclin du jour : je commence à compter la fréquence des vagues : quand on fait un travail répétitif durant des heures, je suis du genre à compter les moutons… ! Forte houle régulière d’ouest et, toutes les 5-6 minutes, une vague croisée arrive, à forte cambrure et de forme pyramidale. C’est celle là que je crains, car je ne serais pas en bonne position pour la négocier.

 

Yves sort la tête en souriant, pour nettoyer la cocotte. J’attache son mousqueton à la ligne de vie. Il croche un bout sur l’anse et la balance à l’eau : quinze secondes suffisent à faire la vaisselle avec lui ! C’est sur, on marche maintenant à 7 noeuds…il a même du mal à la remonter à bord.

Jackez me passe son mousqueton pour sortir à son tour : je le croche sur la ligne de vie et il me demande en se rapprochant de mon oreille, un peu confidentiel, où sont les brassières de survie : là, dans ce coffre, lui dis-je, mais pourquoi faire ? Silence pesant…Il en sort une pour la passer. Réponse amusée : Cela tient chaud et coupe le vent ! 

Mon quart est terminé, je rentre dans le carré.

Ce stage de formation commençait à devenir tragi-comique : pris dans une tempête de force 10, il y avait deux mecs qui s’en amusaient sans vergogne, Yves et lui. Là, je commençais à comprendre la vie des marins…sans doute comment on repousse la peur.

20 heures, j’ouvre le cockpit pour m’alléger, certain que la prochaine vague allait tout nettoyer, ce qui fut le cas, puis, je me sangle sur une couchette, pour somnoler, prêt à bondir à tout moment.

 

Minuit, on reprend les quarts avec Yves ; Marc B. s’est fait violence et le fait de barrer lui a fait du bien. Jackez et lui sont quand même crevés car ils ne disent plus rien. Plus de point gonio non plus, cela bouge trop, notre estime est approximative, d’autant que personne n’a l’envie d’aller consulter le livre des courants pour tracer d’hypothétiques vecteurs vitesse. Pourtant, au pif, nous devrions être sur la route des cargos, pas loin du rail… Pierre, dans le carré a le seau jaune à coté de lui…Par terre un amas incroyable de cirés, de vêtements et de harnais trempés…

 

On dodeline sur les vagues fortes, avec un certain rituel maintenant. Yves est à la barre, moi à l’intérieur, capelé, assis sur une marche basse de la descente : je ne suis ainsi pas trop loin du centre de gravité du bateau et malgré l’effet d’ascenseur, on se sent moins bousculé. Je suis vaseux, mais tente quand même vers 1 heure, de faire un point gonio sur Batz et la Corbière : j’arrive à quelque chose que je sens entaché d’incertitude ! Je compte sur une hyperbole de la carte Consol pour finir mon triangle. J’écoute l’émetteur de Buch Mills. Je compte les traits et les points sur une minute. Comme j’ai le temps, je recompte, histoire de vérifier. Mince, j’ai du me tromper car la proportion de traits et de points n’est plus la même ! Je recompte et cela continue, la proportion varie de façon cyclique…. Au moment où j’en ai le plus besoin et cela marchait si bien cet après midi. Cela me contrarie vraiment et m’invente une explication : c’est « la faute à pas de chance ». On doit être sur une zone, pile entre deux hyperboles. Dans ces moments, c’est toujours important de trouver une explication, ici, pour abandonner la mesure Consol et ne pas s’entêter. Une façon de gérer le stress. Je somnole sur la table à cartes.

 

2 heures 15 du matin, le temps a passé vite et Yves est toujours à la barre depuis minuit. Je sors la tête et lui propose de le remplacer. « Si t’es crevé mignon, ce n’est pas la peine ! ». Non, non, j’insiste et lui demande de me crocher le mousqueton. Un instant tous les deux dehors, il me montre du doigt plein de directions autour de nous : « tu vois là, là et là et encore là, tu en as plein : des cargos ! Ils capeyent car cela fait une heure que je les vois. Ils sont face à la lame, moteur au ralenti. Je crois même que l’on va plus vite qu’eux. ». Au moins, cela confirme notre position dans le rail et diminue le risque de collision. Je reprends la barre, et Pierre, informé de la présence des grosses bailles, demande à ce que l’on sorte le coffret de pyrotechnie dans le cockpit : je le coince avec un pied. « Je préfère leur tirer une fusée sur la passerelle que de me faire aborder ! ». Oui, pourquoi pas, bien que ce genre de signal est un signal de détresse quand même, pensais-je… On n’en est pas là, mais entre le coup de la brassière de Jackez et maintenant les fusées, une certaine inquiétude me reprend, vite dissipée par le « boulot » de barre sur chaque vague. Pierre regarde le mât de 10 m du Mordrouz et estime les creux à 8 m.

 

Heureusement la lune est levée, le ciel hyper clair et je peux distinguer toutes les crêtes blanches dans ce ciel de traîne, posé sur ce liquide en pleine agitation, parfois un grondement lent, derrière moi, une déferlante, pas loin. L’option de Pierre était la bonne, on fait route plein ouest maintenant le vent commence à remonter au noroît. Magie des phénomènes ondulatoires, j’ai droit à des séries de « grosses », qui me donnent du mal car le bateau s’arrête presque, bloqué par l’escalade, puis des plus « petites » où je me détends. Hé, tu t’endors, c’est vrai que je n’ai pu manger depuis le cassoulet de cet après midi, et encore il n’est pas resté. Je demande à Pierre du chocolat. Impossible de se faire une boisson chaude, cela bouge trop à l’intérieur et le fourneau n’est pas à double cardan, un truc de touriste quoi ! Pierre me demande si cela va, à ce moment j’escalade une grosse : ferme le panneau !!! Un paquet de mer court sur le pont, le roof, canalisé par les hiloires et fini dans le cockpit pour le remplir. Eau qui repart assez vite par les sabords arrières, mais j’en ai plein les bottes...Tout à coup, j’entends un grondement, pas à sa place dans l’espace régulier de la houle. Mais qu’est ce qu’elle fout là celle là ! Bon sang ! Je détourne la tête et vois la blancheur ravageuse d’une déferlante qui nous fouette par le travers. Un choc très fort sur le bordé, des cataractes d’eau sur la tête qui n’en finissent plus et qui ruissellent sur moi encore et encore, je m’accroche au winch comme à une bouée de sauvetage…Dans ces cas là, on écrit « moments interminables », mais ces secondes deviennent des minutes…et c’est vrai, je le vis comme cela. Le cockpit est plein à raz bord et j’ai l’eau aux genoux. Mon carré de chocolat n’est plus là, mais je pense surtout à l’architecte de l’Armagnac8 : le bateau est à l’arrêt, enfoncé du cul par une demi tonne de flotte. J’attends la suite avec un peu d’angoisse. Finalement grâce à cette option de cape courante avec nos trois ris dans la grand voile, le vent de force 9 reprend ses droits et la vitesse remonte, le cockpit se vide comme une baignoire trouée. Le choc a été tellement fort que Pierre sort sa tête inquiète : « le mât est toujours là ? » Oui, oui, il est toujours là ! Merci à l’architecte naval, tout est bien calculé et cela a tenu. On s’est pris cette espèce de vague, générée par le changement rapide de direction des vents, très rares heureusement. C’est bien celles-là que j’avais commencé à observer dans l’après-midi, effet des houles croisées.

 

Tout le monde est réveillé en bas : cela a du faire un sacré bruit à l’intérieur ! Je m’explique en moi-même, car personne ne pense à une erreur de barre, bien sûr : c’est arrivé au moment où l’erre du bateau avait été cassée par la vague précédente, ensuite on s’est pris une grosse déferlante perpendiculaire à la houle. C’est bien d’expliquer les choses, cela rassure.

 

4 heures du matin : la concentration demandée à la barre dissimule le froid et la fatigue. Mon attention même limitée, est attirée par des éclats intermittents que j’aperçois entre chaque vague : avec la houle impossible de définir les caractéristiques de ce feu, mais cela veut peut être dire que la terre n’est pas loin ! Ce n’est pas une si bonne nouvelle car ce n’est pas bon d’être près de la côte, de nuit par gros temps, sans savoir où l’on est vraiment. Plus personne depuis 6 heures n’a continué l’estime, ni fait de point gonio.

Je pense que c’est le phare de Batz, mais je n’ai aucune preuve. Sans preuve, je ne dis rien aux autres, sauf que cela va être l’heure de la relève : la fatigue s’abat sur moi, j’ai envie de tout lâcher et de me coucher : deux heures que je m’accroche à cette barre, et tout à coup je me sens à bout, je fonds comme du métal.

Yves tente de réveiller Jackez pour la relève de quart. Il prend son temps, mange, regarde la carte, on a une petite idée de notre position quand même… Dans l’attente, je change d’option : juste encore un petit quart d’heure à tenir pour regarder Orion se lever, Capella, et Deneb qui se couchent.

 

Ca y est, je croche Jackez à la ligne de vie, il prend la barre, je lui montre le feu aperçu entre les vagues.

Ma rentrée dans le carré tient du cosmonaute, engourdi. Je m’effondre dans la couchette avec 30 ° de gîte. Ensuite plus aucuns souvenirs.

 

8 heures du matin : je me réveille comme un automate, prêt à prendre un nouveau quart. Etrange, aucun bruit, aucun mouvement : je rêve, nous sommes à quai !

Marc B. me racontera plus tard que le vent ayant molli rapidement, à partir de 6 heures du matin, ils ont renvoyé la toile et atterri sur Roscoff, nous sommes finalement plus si loin de Tréboul !..

 

 

Ce matin là, on s’est pris un « p’tit déj » au bistrot d’en face que je ne suis pas prêt d’oublier.

 

 

 

 

1 Le texte a été écrit à chaud, quelques jours après cette « croisière ». Je l’ai retrouvé par hasard en cherchant les

documents pour les 50 ans du CNT.

2 A l’époque, la prévision Météo était faites par les prévisionnistes, sur la base des cartes d’isobares, aidés depuis

1968 par les modèles numériques sur gros ordinateurs (Control Data 6400) cent mille fois moins puissants

qu’aujourd’hui…

3 Système de positionnement par interférences radio dit « hyperbolique » entre trois émetteurs qui permettait de

faire le point grâce à une carte spéciale comportant le dessin des hyperboles, chacune étant repérée par une

proportion de traits et de points différents (un cycle par minute), écoutés avec un récepteur grandes ondes. Il

suffisait donc de savoir compter…Précision environ 3-4 milles, très utile pour traverser la Manche.

4 Je découvre en relisant ce texte que nous avions une caméra super 8 : où est ce film ?

5 Decca, autre système hyperbolique pour les professionnels, plus précis que le Consol mais lourd et encombrant.

L’Armagnac, sans moteur, ne disposait que d’une petite batterie de bord pour les feux de route.

6 Déjà passionné de radio, j’avais ma licence de radioamateur et apprenais le morse. J’avais donc une certaine

aisance dans toutes ces choses techniques…

7 Sur l’Armagnac, il existe une couchette isolée du carré par un grand panneau de bois vertical, d’où son nom.

C’est l’endroit idéal et sécurisé en cas de forte houle et de gîte.

8 Philippe Harlé, chantier naval Aubin.

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